Dans le silence On ne sait pas.
Des lignes et des virages se répètent et se complètent, les paysages se forment et s’assemblent de tableau en tableau. La peinture renouvèle et insiste, se fait elle-même écho : ce sont bien au fil des routes, des ponts, des panneaux de signalisation qu’on s’attarde ici. L’exposition propose une errance répétée. Une errance insistante. On s’arrête sur des non lieux, ceux sur lesquels on ne fait habituellement que passer, qui se définissent comme les interstices entre d’autres espaces, d’autres temporalités, d’un point A à un point B. S’arrêter sur l’éventualité du déplacement et l’habitude de la rapidité est un moyen pour porter attention aux éléments du monde. En l’occurrence l’anodin. On s’arrête sur ce qui définit la vitesse. Que faire alors, de l’immobilité, du silence, du vide ?
… La vitesse se fige.
Le voyage devient une vaine rêverie.
L’évasion n’est possible que par la pensée.
Cette présumée immobilité porte le sujet. Dans le vide, la toile se remplit. Parfois, elle reste inachevée. L’œuvre naît du protocole définit par l’artiste : un moment, un lieu. Le paysage. Et par-delà, l’absence des corps qui se fait présente. De prime abord, le sujet est bien l’absence. Que signifient les routes, quand plus personne n’y circule ? Quel est le sens des flèches, si on ne peut aller plus loin ? Quel est le sens… ? L’absence permet de questionner l’habituel, de faire se dévoiler les éléments du monde.
Contemplation.
Concentration.
Révélation.
Alors le ciel s’alourdit, omniprésent, de l’aurore au crépuscule. La végétation se densifie. Les variations de couleurs nous absorbent avec elles. Les plaines ou montagnes alentours attirent l’œil et le corps : on s’y projette naturellement, habités par l’habitude du mouvement. L’esprit fait entrer le corps là où il n’y a en a pas – il s’agit alors de se figurer soi et de se faire narrateur. Le manque apparent n’est donc qu’une tromperie, comme une mauvaise habitude dont il faut se défaire. Chaque peinture est une invitation à faire le constat de ce qu’on ne voit pas, pour mieux s’emparer de ce qu’il reste. S’emparer de la vie, intensément, réellement, plutôt que de vivre, nonchalamment. Peut-être qu’alors, le meilleur reste véritablement à venir ? Contempler, c’est s’extraire à la fois de l’ordinaire et de l’extraordinaire. C’est la démarche à effectuer pour aller – ou revenir - dans le monde. Il faut se dénuer des jugements, appréhender véritablement ce qui nous entoure, s’inclure dans l’univers. Nous sommes parties intégrante des environnements que nous traversons, mais il est nécessaire de s’arrêter pour comprendre cette unité.
Nous ne faisons qu’un.
Le vide, comme la fin du monde, n’est qu’une vague divagation.
En s’arrêtant, on ressent. Peut-être que l’éternité existe. Quoi qu’il en soit, dans l’instant présent, la beauté est omniprésente ; à condition d’accepter l’immobilité et le silence, qui seuls permettent de percevoir les mouvements et bruits du cosmos. Quand les perceptions se précisent, l’anodin se renouvèle, notre rapport au monde ressuscite enfin.
L’histoire est là : dans l’inaudible. Et elle reste à écrire ensemble.
Laëtitia Toulout, 2022
Sans renier ses ancrages et ses références, la peinture de Cassandre Cecchella dépend d’abord de ses énergies propres : une fraîcheur revenue aux sources vives de la surprise, une mise à l’épreuve de la contrainte et de la limite, et une qualité d’éveil au mélange sensoriel. Tout ici emprunte à la sensation qui se manifeste par un vif degré de persévérance, d’allégresse et de fertilité. Cette sensation est multiple, profondément mobile, toujours engagée dans la découverte d’une matière que sa vigueur a justement pour fin de soulever et d’aigui- ser. Il s’agit de la saisir au plus dense de son origine, au moment exact où elle semble sourdre d’un processus de germination. Cette substance sensible déploie toute une gamme de vibrations, d’associations et de conno- tations, tout en participant à l’élargissement et l’approfondissement de leurs ressources. Souvenirs d’enfance, paysages et portraits obéissent assurément à une double nécessité de compacité et de légèreté, de flexibilité et de résistance. Intensément présents, ces motifs occupent une place, vivifiée par un mixte de réel et d’imagi- naire, qui détermine leur champ d’existence dans lequel ils se prêtent volontiers à la pluralité des supports, des formats, des techniques, des expérimentations et des protocoles. Formes et couleurs, lignes et masses produisent des effets de mouvement, d’éclat, de relief et de résonance et agissent comme des ressorts qui se tendent pour mieux s’abandonner aux avantages d’une heureuse élasticité. Ces différents registres ne s’opposent pas mais se rapprochent, voire s’influencent, et participent ainsi à un même aboutissement. Des personnages qui font face, s’affirmant d’un seul tenant, des décors caractérisés par les pleins ou les vides qui s’y font jour et définissent les forces nécessaires, des situations d’attente ou d’interrogation, tout cela, cette peinture le révèle avec un sens
à la fois du détail et de l’ensemble. Chez Cassandre Cecchella, la composition est une affaire de contacts et de liaisons entre divers éléments pour obtenir une unification, non par une simplification qui évacue tout clivage, mais au contraire, par une interpénétration ouverte à l’inépuisable variété. Ainsi les lieux, les êtres et les objets deviennent des composés actifs qui conjuguent leur point de départ, leur particularité et leur signification, génèrent des correspondances et apparaissent comme les parties s’inscrivant foncièrement dans un tout. Cas- sandre Cecchella incite à ne pas isoler, détacher mais à tout prendre et à tout explorer car dans sa peinture, tout est filtre et tout est révélateur, tout se donne et tout se pénètre.
Didier Arnaudet, 2021
CÉZANNE :
― Le soleil brille et l’espoir rit au cœur.
MOI :
― Vous êtes content, ce matin ?
CÉZANNE :
― Je tiens mon motif... (il joint les mains.) Un motif, voyez-vous, c’est ça.... MOI :
― Comment ?
CÉZANNE :
Eh ! oui... (Il refait son geste, écarte ses mains, les dix doigts ouverts, les rap- proche lentement, lentement, puis les joint, les serre, les crispe, les fait pénétrer l’une dans l’autre.) Voilà ce qu’il faut atteindre...
Être peintre, c’est désirer saisir une minute du monde qui passe2 : c’est vouloir attraper le réel entre ses deux mains. Cela peut se faire au moyen de la matière et de la figure, d’un amoncellement de tubes, ou encore d’un épuisement à l’ouvrage. Cassandre Cecchella est peintre et se définit comme telle : c’est bien le fruit d’un apprentissage et d’une grande affirmation, une fois toutes les inhibitions levées. Lors de ma visite à l’atelier, un livre est posé sur la table, parmi les palettes et les esquisses, c’est la première chose que j’entrevois : Autoportrait en visiteur de Jérémy Liron3. J’aime la référence, une peintre lisant un autre peintre, dont l’œuvre est une investigation inquiète de l’acte même de peindre et d’écrire dans le même mouvement. Ce que Liron nous permet d’appréhender ici, c’est que la peinture est à la fois affrontement et dévoilement, touché et répétition inlassable, lâcher-prise et voyage de l’intérieur vers l’extérieur par le biais du regard. Je comprendrai plus tard l’intérêt de Cassandre Cecchella pour l’œuvre picturale de Liron, à travers architectures, paysages désertés, géométries d’ombres, et territoires de l’attente.
Je demande à l’artiste comment elle en est arrivée à réaliser les grands portraits, à échelle 1, offerts dans leur frontalité, que j’ai sous les yeux. Tout a commencé par des listes de courses ramassées dans un supermarché, me répond- elle, évoquant la série Portrait de liste (2016). Faire le portrait d’inconnus par l’intermédiaire de leurs paniers fantômes. Cela me fait penser, conceptuelle- ment et pour la charge littéraire, à Georges Perec, Edouard Levé, Sophie Calle. Mais, rapidement, le geste s’ouvre et se déploie vers le paysage, nourri par une quête gourmande de la couleur, de la texture, des rapports d’échelles, des failles entre regard et représentation. « Le paysage est une étendue de territoire couverte par le regard, il est une vue d’ensemble que l’on a d’un point donné » précise l’artiste à propos de la série Google Peinture (2017), dont le geste — opérant l’alternance de paysages et de surfaces rectangulaires colorées — fait immanquablement penser à Gerhardt Richter, à ses grilles et nuanciers, cherchant à épuiser le spectre coloré du visible.
La série la plus marquante s’intitule Vinci. Cassandre Cecchella opère alors « sur le motif », comme au temps des Impressionnistes ou à la manière des « peintres du Dimanche ». Mais voilà, son sujet à elle n’a rien de pittoresque et de bucolique puisqu’il s’agit de poser le chevalet sur l’autoroute, à l’abri des voitures lancées à toute allure. Il faut considérer cela dans toute sa dimension performative, car les piétons n’ont pas le droit de s’installer sur le bord de ces chaussées (plusieurs tableaux resteront inachevés après interpellations et sommations des forces de l’ordre de quitter les lieux). Ainsi, peindre dans l’urgence, à l’acrylique, en une seule séance de travail, et ne pas retoucher à l’atelier au retour, le pacte est scellé. Là, dans ces territoires du non-lieu, dans ces espaces où l’on ne fait d’habitude que passer à toute vitesse, afin de se rendre d’un point à un autre. Regarder autrement, ouvrir les nouveaux points de fuite, donc. Et voilà que le confinement s’offre à l’artiste comme un cadeau, car enfin les autoroutes seront vides : « je veux m’approcher au plus près, toujours encore plus près, peindre au milieu de l’autoroute [...] Le lundi 20 mars, je suis sur le bord de l’autoroute A64. Pas une voiture, juste quelques camions, un nouveau paysage s’offre à moi », écrit- t-elle. La ténacité l’emporte et la traversée se poursuit, de plus en plus libre en peinture, en jeté, avec l’aisance de celle qui voit ce que personne ne devrait voir depuis les barrières de sécurité. Son motif est neuf, elle le tient. Au-delà des routes grises, les montagnes vertes et jaunes, et les cieux aux teintes changeantes du Sud, les ponts blancs et les lignes de construction de la signalétique.
À l’atelier, l’artiste me raconte ses pauses dans le travail, ses moments d’absence ou de ré- flexion. C’est pour elle le temps d’un « Casse-Croûte » : jouant sur les mots, ses palettes sur bois se transforment en peintures brouillonnes réalisées sans aucune contrainte esthétique, mais selon un protocole très stricte (selon une temporalité restreinte, avec un seul pinceau et en choisissant le sujet au hasard). Trouver quelque chose à se mettre sous la dent, quand on est peintre, voilà l’idée de la croûte, de la peinture de rien, mais qui dit beaucoup. De même que les nombreuses petites toiles d’esquisses, des portraits sur le vif accrochés pêle-mêle, un bout de mur, le coin d’une nappe à car- reaux, une joue. Les grands portraits en chantier tout autour (l’artiste en réalise plusieurs en même temps comme autant de prises) sont habités d’une fausse maladresse et me font penser — dans leur acidité colorée, leur fausse immédiateté, l’aspect statique des postures — aux portraits que David Hockney réalise de ses amis, connaissances et famille. Cassandre Cecchella me confie son désir d’aller à la rencontre des personnes pour faire émerger le décor derrière elles : tout cela n’est autre qu’un exercice d’empathie, et sans doute faut-il aller plus loin, car ces toiles sont aussi fondées sur une forme de projection mentale et de prémonition. Le portrait est nourri du désir de voir l’avenir, les yeux dans les yeux. Cette peinture révèle et projette, développe et témoigne, tout en acceptant que la magie de l’instant puisse se produire.
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1 Gasquet Joachim, Cézanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926
2 « Il y a une minute du monde qui passe », en référence à Cezanne, est le titre donné par l’artiste à son expo- sition personnelle faisant suite au Prix Chasse-Spleen dont elle a été lauréate en 2019.
3 Publié en 2015 aux éditions L’Atelier contemporain. Jérémy Liron est à la fois peintre et écrivain.
Ce texte a été écrit dans le cadre des Maisons Daura (automne 2020), résidences internationales d’artistes à Saint-Cirq Lapopie, en lien avec la Maison des arts Georges et Claude Pompidou, MAGCP, centre d’art contemporain d’intérêt national à Cajarc.
Née en 1983, Léa Bismuth est autrice, critique d’art, commissaire d’exposition et enseignante. Diplômée en histoire de l’art et en philosophie, elle écrit dans artpress dès 2006. Son écriture se déploie ensuite du texte monographique au récit littéraire. Elle est spécialiste de la pensée de Georges Bataille, à qui elle a consacré le cycle curatorial La Traversée des Inquiétudes (Labanque, Béthune, de 2016 à 2019) et le livre La Besogne des Images (Editions Filigranes, 2019). Elle a imaginé des expositions pour le Musée Delacroix, le BAL, les Rencontres d’Arles, le Drawing Lab, l’URDLA, les Tanneries, ou les Nouvelles Vagues du Palais de Tokyo. Elle travaille actuellement à un essai sur le processus d’écriture, dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’EHESS.
Peindre une minute du monde qui passe
Léa Bismuth, 2020
Il y a chez Cassandre Cecchella une proposition : celle de poursuivre un travail pictural sur le périphérique. L’artiste saisit à chaque fois des objets du quotidien, les plus anecdotiques, ceux auxquels on a tendance à priver d’importance, pour les faire surgir sur la surface du tableau. Dans cette « revisitation », il y a une double confrontation - non seulement dans sa capacité à interroger le sujet de la représentation, carton de céréales ou coin désolé d’autoroute, mais aussi à se confronter à la peinture elle-même.
Elle s’inscrit dans un double linéage, celle d’une culture pop, construite à partir d’objets familiers et parfois criards, esquissant le portrait d’une société de consommation, et celle d’un artiste comme Morandi, poursuivi par la nécessité de peindre des bouteilles tout au long de sa vie dans un élan poétique, mettant en forme vie et solitude d’un coup de pinceau. Pop, parce que comme Hockney ou Warhol, elle voit bien que la vie se tient là, dans ces objets apparemment sans valeur, qui nous entourent, et dominent notre quotidien, nous modèlent, donnant à nos vies sa saveur. Des objets auxquels Cassandre Cecchella s’attache comme à autant de personnes. Objet et individu n’étant jamais très éloignés l’un de l’autre dans son travail.
L’intérêt pour les chiffonniers, les brocanteurs, des gens assis sur des chaises en plastique attendant leur heure : celle de pouvoir vendre un objet usé, passé, est aussi remarquable. Les activités des bas côtés, les gestes venus des marges, tout ce qui s’efface dans nos esprits, les choses et les gens aux contours flous, sont alors croqués, capturés par la peinture. Avec Cassandre Cecchella, la toile devient chasse aux papillons. Ce geste de capturer l’être le plus petit et le plus fragile anime sa pratique, la différence étant ici que la beauté et le chatoiement du papillon sont une évidence, alors que, lorsqu’elle s’attaque à un sujet, en le choisissant, c’est l’artiste qui nous le révèle - lui donnant l’éclat d’une vie qui sans elle pourrait passer inaperçue. Par son attention, son soin, sa tendresse pour son modèle.
Mais elle n’en reste pas là, la question est aussi une question picturale, celle de la présentation de la peinture elle-même. Et, la voilà, qui s’interroge sur la nature de la peinture. Peindre, qu’est-ce que c’est au fond pour Cassandre Cecchella ? Le sujet de la représentation n’est pas le seul à s’animer sur la toile : il s’agit aussi de rencontrer, d’interpréter à son tour la peinture. La planéité est alors mise en jeu - à nouveau. Le choix se fait par cet appel formel au quotidien, les larges aplats, les couleurs qui s’étalent, lisses, le choix d’une ligne simplifiée, les parties laissées vierges, la surface qui ne se cache pas : tout concourt d’abord à revisiter les enjeux posés par la modernité. Mais cette tessiture picturale qui semble avoir choisi son camp se trouve porter à revivre l’opacité de la peinture, ses tiraillements. Surgissent ses « palettes » dans sa série de paysages sur bois, non seulement, les lieux d’ici ou d’ailleurs, sont comme mis à plat, mais au bord dæe la représentation, les couleurs qui la constituent s’agrègent en des amas abstraits, faisant rappel des qualités de matière de la peinture. Il y a alors de l’oscillation entre planéité et matérialité. La peinture se présente dans ses tiraillements, ses tensions molles. Le bois, choisi pour les porter, semble aussi mettre la toile en retrait, il y est question de surface et de tessiture. La peinture se questionne et se réconcilie. Elle se cherche aussi sans terminer de douter. L’apparition de la série de papiers découpés va, elle, jusqu’au paradoxale - s’agit-il de pouvoir tenir à la fois du décoratif qui aplanit et de l’amas qui matérialise ? la tension grandit. Mais là, sans doute, nous voyons l’essor d’une artiste qui cherche non pas à répondre mais à saisir la potentialité du geste de peindre.
La poésie de la périphérie
Lucia Sagradini, 2018